Le travail n’est-il qu’une servitude ?

L’ambivalence du travail

La nécessité de travailler apparaît d’abord comme strictement contraignante. Si l’homme veut survivre dans la nature en subvenant à ses besoins vitaux, ce qui exige de sa part de douloureux efforts, il n’a pas le choix en effet, il doit impérativement travailler. Il ne peut pas non plus se dérober à la nécessité de travailler s’il veut s’intégrer dans la société, y jouer un rôle et ne pas être regardé comme vivant à ses crochets. Le fait de travailler implique par ailleurs d’obéir à des règles dont on ne décide pas et de se soumettre à des exigences qui ne viennent pas de soi. Considéré sous cet angle, le travail semble bien être le signe d’une servitude. Mais doit-on en rester à l’idée que le travail n’est qu’une contrainte pénible et déplaisante pour l’homme ? Ne constitue-t-il pas également l’instrument de sa libération ? Force est de constater en effet que le travail est aussi un moyen d’émancipation non seulement à l’égard de la tutelle d’autrui, en octroyant un revenu permettant de mener sa vie comme on l’entend, mais également vis-à-vis de la nature, en donnant la possibilité de la transformer et de mieux la dominer. Le travail offre en outre à l’homme l’occasion d’exprimer son humanité en lui permettant de manifester son intelligence et sa raison, sa créativité et son ingéniosité. Qu’en est-il alors ? Faut-il s’en tenir à l’idée que le travail n’est qu’une nécessité vitale et sociale signifiant peine et servitude ? Ne serait-ce pas méconnaître sa nature profonde en ne tenant pas compte du fait qu’il est aussi un facteur de libération et un moyen pour l’homme de s’accomplir en tant qu’homme ?

Le travail comme servitude

Une étymologie redoutable

Provenant du terme latin tripalium, dérivé lui-même du verbe tripaliare signifiant « contraindre », le mot travail renvoie étymologiquement à l’idée de torture. De l’époque romaine au Moyen âge, le « tripalium » [1] désignait en effet un outil de contention formé de trois pieux servant à immobiliser les animaux difficiles pour les ferrer (les chevaux notamment), mais aussi à torturer les esclaves rebelles. Le Dictionnaire des étymologies obscures du linguiste Pierre Guiraud précise également le croisement étymologique du mot travail avec le terme latin trabicula, un petit chevalet de torture (le verbe latin trabiculare signifiant « torturer » et « travailler » au sens de faire souffrir). Ce qu’on a coutume de penser du travail garde la trace de cette étymologie redoutable. Il est en effet devenu courant d’associer le travail à l’expérience de la contrainte (à cause des règles institutionnelles du monde du travail), à celle de la domination (du fait des rapports hiérarchiques) ainsi qu’à celle de la souffrance (tant physique que psychique). Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que les douleurs de l’enfantement sont appelées le « travail » ou que les salles où l’on accouche sont appelées « salles de travail ». Et c’est comme s’il fallait faire oublier qu’il signifie d’abord peine et servitude que les discours politiques n’ont de cesse de glorifier le travail et d’en faire une valeur centrale de la société.

Le travail comme malédiction

Si le travail est souvent associé à l’idée d’une contrainte pénible, c’est d’abord parce qu’il exprime une nécessité à laquelle l’homme ne peut déroger. Pour se nourrir, se vêtir et se loger, il est en effet obligé de travailler et ce n’est qu’au prix d’efforts longs et difficiles que la plupart de ses besoins peuvent être satisfaits. Cette nécessité du travail est le signe de l’aliénation [2] de l’homme, c’est-à-dire de sa situation d’étranger dans une nature hostile et indifférente à laquelle il lui faut coûte que coûte s’adapter pour subsister. C’est d’ailleurs parce que l’homme est condamné à travailler pour survivre que certains récits religieux présentent le travail comme une punition. C’est le cas dans le texte de la Genèse, le premier livre de l’Ancien Testament, où il est dit qu’à la suite du péché originel d’Adam et Ève, les ancêtres communs de tous les hommes qui goûtèrent au fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal en dépit de l’interdiction divine, la femme fut condamnée par Dieu à accoucher dans la douleur, et l’homme, à mourir et à travailler péniblement : « Tu gagneras ton pain à la sueur de son front, jusqu’à ce que tu retournes à la terre dont tu as été tiré. Car tu es fait de poussière et tu retourneras à la poussière » [3].
Julius Schnorr von Carolsfeld, L’expulsion du paradis, entre 1851 et 1860,
gravure sur bois pour Die Bibel in Bildern, Pracht-Ausgabe, Leipzig, 1860.
La mythologie grecque présente elle aussi le travail comme l’effet d’une malédiction entraînant une déchéance de l’humanité. Dans son poème Les Travaux et les Jours, Hésiode [4] raconte en effet que l’humanité vit maintenant dans une condition dégradée, celle de la « race de fer ». Ayant reçu de Prométhée le feu que ce dernier déroba aux Dieux, les hommes furent punis par Zeus en étant soumis à la nécessité de travailler durement, alors que leurs lointains ancêtres, les hommes de la « race d’or », connaissaient une vie de loisir, à l’abri des peines et de la fatigue, la nature pourvoyant généreusement à tous leurs besoins.

La nature servile du travail

Placé sous le signe d’une malédiction, le travail était également vu par les Grecs de l’Antiquité comme une activité dégradante et indigne de l’homme. À l’époque grecque, le travail faisait en effet l’objet d’un mépris général de la part des élites politiques et intellectuelles. Considéré comme une activité incompatible avec la dignité d’un homme libre, il était abandonné aux esclaves et aux artisans, eux-mêmes souvent des esclaves affranchis. La société grecque se partageait alors en deux groupes : le travail en tant que fonction productrice était entièrement pris en charge par les esclaves et les artisans, tandis que les citoyens, bénéficiant d’un statut social privilégié leur permettant de jouir de la consommation sans avoir à participer au processus de production des biens nécessaires à la subsistance, s’occupaient de la gestion de la cité, de la politique et de la guerre, de la religion, des arts et des lettres, des jeux olympiques ou des jeux dramatiques.
Mosaïque des échansons, IIe siècle ap. J.-C., Dougga, Musée national du Bardo, Tunisie.
Si les citoyens grecs ne travaillaient pas, ce n’est pas parce qu’ils avaient des esclaves pour le faire à leur place, c’est parce que le travail était tenu pour une activité sans noblesse, seulement tournée vers la subsistance physique ou vers le gain financier. S’ils avaient jugé le travail comme une activité noble, ils auraient travaillé, mais, loin d’admirer l’habileté manuelle d’un artisan, la finesse et l’ingéniosité de certaines productions et d’estimer que toute production suppose la raison, la réflexion, l’intelligence et la ruse, ils considéraient au contraire le travail comme une activité étrangère à l’humain et à l’excellence. Parce qu’il n’est qu’une réponse à des impératifs vitaux qui ne cessent de se faire sentir et d’être satisfaits, le travail était regardé comme une pure dépense d’énergie qui devait sans cesse être répétée, comme une activité usante et mutilante enchaînant l’homme à la nécessité et le ramenant à son animalité. Pour les Grecs, le travail n’apporte rien humainement à celui qui s’y adonne. Il ne le rend pas plus accompli, plus estimable ou plus heureux, il lui fait seulement perdre son temps à entretenir sa vie. Seules la politique, l’art, la philosophie ou les sciences étaient dignes à leurs yeux des préoccupations de l’homme libre car seules ces activités permettent à l’être humain de développer ses plus hautes facultés, la raison et la parole, et d’accomplir sa nature propre, celle d’un animal politique doué de raison, selon la célèbre définition qu’Aristote donne de l’homme dans le Livre I de la Politique [5]. L’idéal de vie de l’époque grecque excluait donc le travail. C’est la vie de loisir [6] qui était considérée comme la vraie vie car elle seule permet à l’homme d’exercer son humanité, tandis que le travail, assimilé à des tâches dégradantes attachant l’homme à la nécessité, était méprisé et considéré comme une marque de sous-humanité.

Le travail comme accomplissement de soi

Le travail comme processus de libération

Sauf à l’exclure de ses conditions d’existence par l’institution de l’esclavage, l’homme ne peut pas se soustraire à la dure réalité du travail s’il veut subvenir à ses besoins matériels. Travailler ne relève donc pas d’un libre choix mais de la nécessité la plus impérieuse qui soit : c’est une question de vie ou de mort. Peut-on toutefois, pour comprendre la valeur du travail, se borner à ne voir en lui qu’un simple moyen de subsistance ? Ne faut-il pas aussi prendre en compte le fait qu’il correspond à un processus par lequel l’être humain se libère, notamment à l’égard de la nature ? Grâce au travail en effet, la soumission de l’homme à la nature se retourne dans son contraire et c’est lui qui la domine en se l’appropriant. Hegel a parfaitement analysé la structure de ce renversement en expliquant qu’originellement contraint de se soumettre à la nature pour y trouver de quoi survivre, l’homme primitif a fait, par ce travail rudimentaire, l’expérience de la nature et s’est aperçu qu’il pouvait la faire travailler pour son propre compte en retournant contre elle certains phénomènes naturels. C’est ainsi qu’en domestiquant le feu, il a su le transformer en un instrument pour lutter contre la nature elle-même, contre le froid notamment. Le moment décisif de l’appropriation humaine de la nature par le travail se trouva atteint lorsque l’homme comprit qu’il pouvait la faire travailler à son service en lui donnant la forme d’outils. Inventant la technique, il commença alors à dominer la nature. Mais, avec les outils, son corps demeurait encore exposé à la souffrance du travail. Ce n’est qu’avec l’apparition des machines qu’il réussit à s’en libérer totalement. En effet, les machines fonctionnant toutes seules en utilisant les forces de la nature, ce n’est plus le corps qui s’use en communiquant son activité à l’outil, c’est la nature elle-même qui s’use. «  Là, écrit Hegel, l’instinct [n.d.a. le corps] se retire tout entier du travail. Il laisse la nature s’échiner à sa place, regarde tranquillement et ne dirige le tout qu’avec un effort minime : c’est la ruse » [7]. En substituant la puissance maîtrisée de la nature à la force humaine, l’homme a effectivement su, grâce à la machine, ruser avec la nature en la faisant travailler à sa place, ce qui lui a permis d’étendre son pouvoir sur elle et d’augmenter sa part de liberté.
La machine à vapeur en action.
Cette signification du travail comme processus de libération apparaît également dans un célèbre passage de la Phénoménologie de l’esprit popularisé en France par Alexandre Kojève sous l’appellation de « dialectique du maître et de l’esclave » [8]. L’esclave, c’est d’abord un guerrier vaincu que son vainqueur a conservé vivant pour le mettre à son service. À première vue, c’est donc le maître qui semble le plus libre car il ne connaît plus les rigueurs du monde matériel, ayant interposé un esclave entre le monde et lui. Seulement, gâté par l’oisiveté, le maître ne sait bientôt plus rien faire. L’esclave en revanche, sans cesse occupé à travailler, apprend à vaincre la nature en utilisant ses lois. Il progresse dans sa maîtrise de lui-même et du monde. Par une conversion dialectique exemplaire, le travail servile lui rend alors sa liberté car il sait comment s’y prendre pour dominer la nature tandis que le maître, qui ne sait plus travailler, a de plus en plus besoin de son esclave et devient en quelque sorte esclave de l’esclave. Loin d’être seulement le signe d’une servitude, le travail apparaît bien ainsi comme le moyen même de la libération de l’homme.

Le travail comme objectivation de soi

Ce qui fait la valeur du travail, c’est également qu’il constitue une médiation grâce à laquelle l’homme peut s’élever à la conscience de lui-même. Prenons le cas de l’artisan qui conçoit et exécute son propre travail. Le produit de son travail est son œuvre, c’est la réalisation de son idée. Or, puisque l’idée qui est d’abord intérieure à la conscience devient extérieure par le travail, en travaillant, la conscience s’extériorise finalement elle-même et se met à éprouver dans le monde sa propre réalité. C’est ce qu’expliquait Hegel : « Cet être-pour-soi [9], dans le travail, s’extériorise lui-même et passe dans l’élément de la permanence ; la conscience travaillante en vient ainsi à l’intuition de l’être indépendant comme intuition de soi-même » [10]. En donnant à la matière extérieure une forme qui porte sa marque, le travailleur dépose quelque chose de lui-même dans ce qu’il produit. Or une fois l’objet produit, lorsqu’il existe indépendamment du travailleur et que celui-ci le contemple, il se contemple en fait lui-même puisque l’objet lui offre comme un reflet de son être. Selon Hegel, le travail est ainsi une activité qui permet de s’objectiver. Marx reconnaîtra d’ailleurs sur ce point sa dette à l’égard de Hegel en lui rendant le mérite d’avoir su saisir « l’essence du travail » en comprenant que « l’homme objectif » n’est rien d’autre que « le résultat de son propre travail » [11].
Deux collaborateurs de la société britannique Grubb Parsons face au miroir
d’un télescope qu’ils fabriquent pour l’observatoire Helwan en Égypte (1963).

Le travail comme expression de l’humanité de l’homme

La valeur qu’on accorde au travail provient aussi du fait qu’il est une des sources de la dignité humaine. Le travail assure en effet à l’individu une autonomie dans la vie sociale en permettant de satisfaire ses besoins sans être sous la dépendance de quiconque. Il est également un vecteur d’intégration en donnant à l’individu une place, une utilité et de la reconnaissance sociale. Le travail offre en outre à l’homme la possibilité de se former en permettant d’acquérir des capacités et de développer des compétences. Et c’est bien parce que le travail n’est pas qu’un simple moyen de subsistance mais aussi un moyen de réalisation de soi qu’il est reconnu dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 comme un droit dont dispose chacun et une liberté qui ne doit pas voir son exercice empêché [12]. Parce qu’il exige une conduite raisonnable, le travail apprend par ailleurs à se discipliner et à mettre à distance les idées folles qui peuvent naître dans l’inactivité. C’est pourquoi dans le Nouveau Testament, en particulier sous l’influence de l’apôtre Paul, le travail n’est plus simplement conçu comme une condamnation divine mais aussi comme un moyen de mener une vie bien réglée et de lutter contre les mauvaises tentations [13]. Si donc le travail peut faire l’objet d’une valorisation particulière, c’est parce qu’il participe à l’éducation de l’homme en augmentant son niveau d’instruction et en améliorant ses qualités morales. C’est ce qui fit dire à Emmanuel Mounier [14] que « tout travail travaille à faire un homme en même temps qu’une chose ».

Hegel mettait aussi clairement en lumière le caractère formateur du travail en montrant qu’en travaillant l’homme ne transforme pas seulement la nature pour satisfaire ses besoins, il se transforme également lui-même. Le travail demande en effet un effort sur soi-même qui ne se réduit pas à l’énergie que l’on consacre à la production d’un bien ou d’un service. Il implique le plus souvent le choix de renoncer à une satisfaction immédiate qui, en nous faisant consommer l’objet, le ferait disparaître. Prenons l’exemple de la perliculture. Au lieu de manger immédiatement l’huître, on a compris qu’en y greffant un corps étranger (une bille appelée « nucléus »), le mollusque secrétait une substance pour l’enrober et s’en protéger : la nacre. Après l’avoir réimmergé et régulièrement entretenu, on peut plusieurs mois plus tard procéder à la récolte et obtenir une perle à forte valeur marchande en joaillerie. Le travail donne ainsi les moyens d’obtenir une satisfaction plus grande ou plus durable que celle qu’on obtiendrait à consommer immédiatement l’objet. Mais pour cela, il faut maîtriser ses désirs immédiats et agir selon une discipline rationnelle. « Le travail [...] est désir refréné, disparition retardée : le travail forme » écrit Hegel [15]. Le travail apprend en effet à contenir ses instincts et à leur substituer la réflexion. Il éloigne donc l’homme de l’animalité et l’achemine vers son humanité. C’est ce que soutenait Georges Bataille [16] : « C’est par le travail que l’animal devint humain. Le travail avant tout fut le fondement de la connaissance et de la raison. La fabrication des outils ou des armes fut le point de départ de ces premiers raisonnements qui humanisèrent l’animal que nous étions. L’homme, façonnant la matière, sut l’adapter à la fin qu’il lui assignait. Mais cette opération ne changea pas seulement la pierre. [ ] L’homme se changea lui-même : c’est évidemment le travail qui de lui fit l’être humain, l’animal raisonnable que nous sommes » [17]. Le travail a ainsi joué un rôle important dans le processus d’hominisation [18]. En travaillant la matière pour en faire des outils, l’homme est parvenu à déployer une activité réfléchie pour assurer sa survie, ce qui lui a permis d’accentuer progressivement sa distanciation par rapport à son environnement et de franchir un seuil, celui de l’humain.
Équipée de ses outils, l’astronaute américaine Santa Williams travaille dans l’espace pour réparer
des éléments de la Station spatiale internationale le 31 juillet 2007. (Nasa Goddard Photo and Video).

Le travail, lieu même de l’humain ou agent d’une déshuma-nisation ?

Le travail aliéné

S’il est vrai que le travail libère, qu’il permet de prendre conscience de soi, forme et exprime quelque chose de l’humanité de l’homme, cette analyse vaut-elle cependant pour tout travail ? L’organisation du travail mise en œuvre jusqu’à l’extrême après la Première Guerre mondiale sous la forme du taylorisme et de ce qu’on appelle l’« organisation scientifique du travail » ne la remet-elle pas au contraire totalement en cause ? Si l’on s’en réfère à Taylor et à Ford [19], cette organisation du travail consiste à décomposer les opérations nécessaires à la fabrication d’un objet et à attribuer chacune d’entre elles à un ouvrier. Or, dès 1867, en ce milieu du XIXe siècle marqué par la révolution industrielle et les débuts de l’organisation de la productivité dans la grande industrie, Karl Marx dénonçait déjà dans le Livre I du Capital un tel éclatement du processus de production car, si la division du travail, théorisée pour la première fois par Adam Smith [20], accroît la productivité dans des proportions exponentielles [21], elle cantonne en revanche l’ouvrier à la réalisation d’un petit nombre d’opérations exigeant de lui une intensité de travail qui ne se rencontrait pas dans les métiers artisanaux d’autrefois. Dans ce type d’organisation de la production, le travail devient une activité répétitive, mécanique et asservissante. La conception de l’objet et son exécution étant deux tâches séparées, attribuées à des hommes bien distincts, certains ne sont plus que des exécutants purs et simples, travaillant avec des machines et à leur rythme. Par ailleurs, l’objet n’est plus produit par personne, puisque l’ouvrier ne produit plus un objet du début jusqu’à la fin. On ne peut plus parler non plus de travail d’équipe dans la mesure où les méthodes de travail sont imposées de l’extérieur et que les ouvriers sont isolés sur leur poste de travail. Cette organisation de la production fondée sur la répartition des tâches et la séparation entre la conception et l’exécution, émergeant avec l’économie capitaliste dans laquelle on produit essentiellement pour faire du profit, Marx la décrit comme une véritable perversion car elle défigure le travail en le rendant aliénant et déshumanisant.
Cliquez sur l’image pour lire un extrait du Premier manuscrit, § 23.
Dans la façon capitaliste d’organiser la production, l’ouvrier est aliéné d’après Marx, et ce à plusieurs titres. D’une part, en ce qu’il ne peut en aucun cas reconnaître comme son œuvre un objet fabriqué dont il n’a fourni qu’une infime partie. « Le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence » dit Marx. La première aliénation concerne donc le rapport de l’ouvrier au produit de son travail. Se trouvant devant lui comme devant un objet étranger, il est dépossédé de ce qui lui permet l’objectivation. Non seulement nulle fierté n’est possible, mais nulle reconnaissance non plus. D’autre part, au lieu d’exprimer son intelligence et son habileté physique, l’ouvrier « mortifie son corps et ruine son esprit ». Astreint qu’il est à la répétition mécanique et à la cadence imposée par les machines, le corps n’est effectivement plus éduqué et formé, il est dé-formé et réduit à n’être plus qu’un simple appendice de la machine. Cette dégradation du corps est corrélative d’un abrutissement intellectuel. Le pire résidant dans la séparation entre conception et exécution, laquelle fait que le travail n’est plus conçu mais subi, ne développe plus intelligence ou créativité mais cantonne l’homme à l’exécution d’une tâche imposée, étrangère et absurde. Activité forcée, le travail n’est plus « la satisfaction d’un besoin, mais un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail ». Cette nécessité intérieure que le travail ne parvient plus à satisfaire et dont Marx parle comme du « premier besoin vital » [22], c’est celle d’une activité libre, support d’expression et de réalisation de soi. Or, le travail étant devenu un « sacrifice de soi », il n’est plus qu’un moyen de vivre et, compte tenu des conditions économiques dans lesquelles on maintient l’ouvrier, de subvenir seulement à ses besoins élémentaires. On en vient alors à ce résultat que la vie de l’ouvrier se réduit à certaines fonctions simplement animales (manger, boire, procréer, tout au plus choisir sa maison et son habillement, comme le dit Marx) qui, se séparant de l’ensemble des activités humaines, tiennent lieu de fins en soi et sont les seules dans lesquelles l’ouvrier se sente libre et heureux. Le comble de la perversion est ainsi atteint en ce que non seulement « ce qui est animal devient humain » (se limitant à la satisfaction des besoins vitaux, la vie humaine est ramenée à celle de l’animal), mais encore en ce que « ce qui est humain devient animal » (ne supposant plus une activité intelligente, consciente et volontaire, le travail dégrade l’homme au rang de bête de labeur). Non contente de faire du travail une souffrance et une servitude, l’organisation capitaliste de la production rabaisse donc l’homme et le maintient dans une sphère quasi-animale, déniant tout ce qui fait son humanité.
Image du film Les Temps modernes de Charlie Chaplin (1936). (Wikimedia Commons).
Dans le mode de production capitaliste, l’ouvrier est également aliéné en ce qu’il « ne s’appartient pas lui-même, mais appartient à un autre » écrit Marx. Puisque les moyens de production (le capital et les terres ou les usines) ne lui appartiennent pas mais sont la propriété privée de l’employeur, l’ouvrier ne peut pas produire directement pour lui-même les biens utiles pour subvenir à ses besoins. Ne possédant que ses bras, il n’a pas d’autre choix que de vendre sa force de travail pour subsister. Il entre du coup dans une relation de dépendance économique complète à l’égard de celui qui l’embauche, puisqu’il dépend de cette embauche pour vivre et faire vivre sa famille. Réciproquement, l’employeur est en position de force non seulement parce qu’il peut s’abstenir d’embaucher durant un certain temps sans mettre en danger sa propre subsistance, mais aussi parce qu’il sait que celui qui vend sa force de travail craint de ne pas avoir accès à un revenu lui permettant de vivre et qu’il existe un grand nombre d’individus, interchangeables à ses yeux, offrant leur force de travail. Ce rapport fondamentalement inégal entre l’employeur et l’employé fausse la relation en créant un rapport de domination qui n’est pas très éloigné de la relation d’esclavage, comme le laisse entendre la formule utilisée par Marx. Par ailleurs, étant donné que l’ouvrier ne possède pas les moyens de production, il ne peut pas vendre le produit de son travail, lequel « n’est pas son bien propre mais celui d’un autre » (de l’employeur). Ce qu’il vend, c’est uniquement sa force de travail, c’est-à-dire une marchandise évaluable [23]. Or, l’objet une fois produit, l’employeur le revend à ce que l’on appelle sa valeur d’échange, empochant un profit supérieur au salaire, calculé seulement sur le minimum vital, ce qui aboutit à ce que Marx appelle l’exploitation du travailleur. Dans le mode de production capitaliste, l’ouvrier est donc aliéné non seulement en ce qu’il est dépossédé du produit de son travail, mais également parce qu’il n’est plus qu’une simple marchandise qu’on achète et qu’on exploite.

L’opposition entre travail aliéné et travail créatif

Si l’on ne peut évidemment pas parler du travail aliéné de l’ouvrier comme d’un moyen d’émancipation et d’accomplissement de soi, ne doit-on pas alors distinguer, à côté du travail libérateur qui procure la maîtrise de soi et du monde, un travail abêtissant qui fait perdre tout pouvoir sur soi et sur les choses ? C’est ce que fait Marx en opposant deux types de travail, le travail libre et le travail aliéné. Selon Marx en effet, il y a d’une part un travail librement choisi qui accorde à son agent la possibilité de manifester ses capacités en les exprimant dans ses œuvres, en modifiant son environnement immédiat à son image, selon sa volonté, librement. Et il y a d’autre part un travail non-choisi, un « travail forcé » qui finit par rendre le travailleur étranger à lui-même, privé du moyen de se reconnaître dans ses actes et dans ses œuvres, incapable de s’élever jusqu’à la conscience de lui-même. Le travail recouvre donc deux réalités très différentes. Il peut être le lieu de l’aliénation comme celui de la pure expression de soi.

Dans le quatrième chapitre de la Condition de l’homme moderne [24], Hannah Arendt distingue également deux formes de travail, celle de l’animal laborans qui peine et celle de l’homo faber qui œuvre. D’un coté, explique-t-elle, l’homme s’épuise à produire des biens de consommation indispensables pour répondre aux nécessités de la vie. Aussitôt produit, ces moyens de subsistance sont consommés, ne laissant ainsi aucune trace derrière eux. Captive du fardeau de la vie biologique qui pèse sur l’existence humaine, cette activité de l’animal laborans est une interminable répétition, la satisfaction des besoins exigeant un travail à recommencer éternellement. D’un autre côté, l’homme se réalise dans la création d’œuvres et de biens durables qui servent de base matérielle et spirituelle au développement d’une culture et permettent d’édifier un monde humain. Cette forme d’activité est l’occasion pour l’homme de se reconnaître comme un être capable de créativité et d’invention, mais aussi de découvrir dans la nature transformée par son propre travail la réalité objective de son humanité. Selon Arendt, le travail présente donc également deux visages, facteur d’aliénation lorsqu’il se réduit au labeur servile, moyen d’accomplissement de soi lorsqu’il réalise une œuvre. Si le travail aliéné de l’animal laborans a bien une valeur marchande ou économique, seul le travail créatif de l’homo faber possède une valeur en lui-même car il est une expression de l’humanité de l’homme.
Mark Bussler, 1889, Paris World’s Fair. The Exposition Universelle
in illustrations
, vol. 1, CGR Publishing, 2022 (réédition).

La révolution du travail

Facteur d’émancipation et d’expression de soi d’un côté, vecteur d’aliénation et de déshumanisation de l’autre, la nature du travail s’avère ainsi profondément contradictoire. Mais si le travail peut être asservissant et source de souffrance, cela tient moins au travail en lui-même qu’aux méthodes avec lesquelles il a été organisé dans le système économique du capitalisme, obsédé par le profit et les gains de productivité. Avec la division du travail et la séparation entre conception et exécution, l’activité du travail a été pourrie en son cœur. Les travailleurs ne se reconnaissant plus dans ce qu’ils font, leur activité ne leur procurant ni satisfaction, ni fierté, ni reconnaissance et les privant de surcroît de liberté et d’autonomie, le sens du travail a été perdu et les individus souffrent [25].

Si l’on veut surmonter cette perte de sens et favoriser le bien-être au travail, il faut donc absolument revoir l’organisation du travail salarié et productif. Or, parmi la multiplicité des conditions nécessaires pour lui donner un nouveau visage, il importe avant tout de le réinscrire au compte de la libre activité, de manière à ce qu’il permette à l’individu d’éprouver davantage de liberté dans son travail, en ayant la possibilité de diversifier ses tâches, de déterminer l’objectif de son travail ou d’influer sur la façon de procéder pour l’atteindre à l’intérieur d’un cadre limité. Il doit être habilité à prendre des initiatives et des décisions, tout comme il doit être en capacité de gérer de manière plus autonome son temps de travail. Son activité doit également être pour lui l’occasion de mobiliser et de valoriser des savoirs et des savoir-faire, d’accroître ses aptitudes et d’ouvrir des perspectives de développement de compétences nouvelles. Il doit aussi se voir confier des responsabilités et pouvoir coopérer à l’organisation du travail ou à la réalisation d’un projet, la responsabilité et la collaboration étant synonymes d’engagement et d’implication de soi. Il doit être respecté, en n’étant plus considéré comme une ressource mais comme une richesse. Être reconnu pour la qualité ou l’utilité de son travail, la reconnaissance (à la fois financière et symbolique) procurant à l’individu une satisfaction réelle et lui permettant de trouver dans son activité une part de son identité sociale et personnelle ainsi qu’un des fondements importants de l’estime qu’il a de lui-même. Pour redonner du sens au travail et lui restituer la place et la valeur qui devraient être les siennes dans le fonctionnement de la société, une transformation profonde de ses modalités d’exercice est donc nécessaire. Seule une véritable révolution dans notre manière d’organiser le travail pourra le rendre plus humain et lui permettre de correspondre davantage à ce que l’on attend de lui : être un lieu d’intégration, d’émancipation et d’accomplissement de soi.

Le défi à relever

Le travail est souvent perçu comme un temps douloureux dans lequel l’homme s’épuise et au cours duquel il est soumis à des contraintes extérieures qui le privent de sa liberté. Or, on a vu qu’il ne fallait pas s’en tenir à ce que véhicule l’opinion, le travail pouvant également être analysé comme l’occasion pour l’homme de s’accomplir pleinement en tant qu’homme et de réaliser concrètement sa liberté. Il reste que cette analyse ne vaut pas de tout travail. Il existe en effet un travail aliéné, soumis aux impératifs de rentabilité et de productivité, dans lequel l’homme, loin de s’accomplir, se déshumanise. Une telle critique du travail aliéné n’implique cependant pas une critique du travail en lui-même. Elle invite plutôt à réfléchir sur la façon d’en transformer les conditions pour qu’il ne soit plus seulement répétitif, fatiguant et doté de peu de sens, mais mène l’homme vers plus d’autonomie et lui offre une plus grande capacité d’expression et de réalisation de soi. Cette mutation constitue le défi que nos sociétés doivent relever si elles veulent sortir de la crise qui touche le monde du travail et se traduit par le profond mal-être vécu par de plus en plus de travailleurs.
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Notes

[1Tripalium : du latin tres, « trois », et palis, « pieu ».

[2Aliénation : du latin alienus, « étranger », de alius, « autre ».

[3La Bible, Ancien Testament, Genèse, III, 19, trad. La Bible en français courant, Alliance biblique universelle, 2010.

[4Poète grec du VIIIe siècle av. J.-C., Hésiode joua un rôle fondateur dans l’élaboration de la mythologie grecque.

[5Aristote, Politique, Livre I, chap. 2, trad. J. Tricot, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », 1995, p. 28.

[6Du grec ancien scholè dont dérive étymologiquement le mot français « école », le loisir grec n’a rien à voir avec ce que nous entendons par ce terme aujourd’hui. C’est un temps libre consacré aux études.

[7G.W.F. Hegel, La philosophie de l’esprit (1805), trad. G. Planty-Bonjour, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1982, p. 34.

[8Voir G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, IV, A, trad. J. Hyppolite, Paris, Aubier, coll. « Philosophie de l’esprit », 1977, pp. 161-166 ; et A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, coll. « Tel » (n° 45), pp. 11-34.

[9Chez Hegel, l’être-pour-soi (Das Fursichsein, en allemand) est l’être qui a conscience de son existence.

[10G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, IV, A, op. cit., p. 165.

[11K. Marx, Manuscrits de 1844, Troisième manuscrit, trad. J.-P. Gougeon, Paris, Flammarion, coll. « GF » (n° 789), 1996, p. 165.

[12Voir la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, article 23, alinéa 1 : « Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage ».

[13Voir La Bible, Nouveau Testament, Épîtres de Paul, « Deuxième épître aux Thessaloniciens », III, 6-12.

[14Philosophe catholique français, Emmanuel Mounier (1905-1950) est à l’origine du courant personnaliste en France.

[15G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, IV, A, op. cit., p. 165.

[16Écrivain français, Georges Bataille (1897-1962) est l’auteur d’une œuvre inclassable et très variée.

[17G. Bataille, La peinture préhistorique - Lascaux ou la naissance de l’art, Genève, Éditions d’Art Albert Skira, coll. « Les Grands Siècles de la Peinture », 1980, p. 29-30.

[18Forgé en 1923 par le paléontologue et jésuite Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955) dans l’essai intitulé L’hominisation - Introduction à l’étude scientifique du phénomène humain, le terme d’hominisation désigne le processus évolutif qui a progressivement transformé des primates en humains.

[19Industriel américain, Henry Ford (1863-1947) a révolutionné le travail au début du XXe siècle en mettant en place l’« organisation scientifique du travail » définie par l’ingénieur américain Frederick Taylor (1856-1915) et ses disciples à partir des années 1880.

[20Philosophe et économiste écossais du siècle des Lumières, Adam Smith (1723-1790) est considéré comme le père des sciences économiques modernes.

[21Sur l’accroissement de la productivité comme effet de la division du travail, voir A. Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Livre I, §1, trad. coordonnée par P. Jaudel, Paris, Éditions Economica, 2000.

[22Voir K. Marx, Critique du programme de Gotha, trad. S. Dayan-Herzbrun, Paris, Les Éditions sociales, coll. « Geme », 2008, p. 60.

[23Au 1er janvier 2024, le montant du SMIC horaire est en France de 11,65 € brut, soit 9,22 € net (JORF n° 0295 du 21 décembre 2023).

[24Voir H. Arendt, Condition de l’homme moderne, chap. 4, trad. G. Fradier, Paris, Calmann-Lévy/Pocket, coll. « Agora » (n° 24), 1994, pp. 196-230.

[25Qu’on pense aux suicides sur les lieux de travail (350 au cours de l’année 2011, selon une estimation du Conseil économique, social et environnemental [CESE]), mais aussi aux pathologies physiques ou psychiques dites de surcharge (du type troubles musculo-squelettiques [TMS] et « burn-out ») ainsi qu’aux pathologies du harcèlement moral.