Douter, est-ce renoncer à la vérité ?

Lorsque le doute surgit, l’incertitude prend le relais. Douter, c’est en effet s’apercevoir qu’on manque de certitude. Ce n’est pas se savoir dans l’erreur, mais ne pas être sûr de ce qui paraît vrai. Constatant la fragilité de nos connaissances, même celles qui nous paraissent les mieux assurées, certains philosophes considèrent non pas que la vérité est inaccessible, mais qu’on ne peut jamais être sûr de l’avoir atteint. Ces philosophes sont les sceptiques. Courant de pensée fondé par Pyrrhon d’Élis [1], le scepticisme [2] est une doctrine selon laquelle la raison humaine ne peut pas trouver de réponses sûres concernant les questions philosophiques et les énigmes de l’univers. Admettant l’impossibilité de saisir le fond des choses en toute certitude, le sceptique se contente de retenir son jugement et recommande de s’en tenir au doute. « Que sais-je ? » [3] se demandait ainsi Montaigne, l’une des grandes figures du scepticisme de la Renaissance, estimant que l’état de suspension du jugement est le seul parti qui soit digne du sage. Suspendre son jugement signifie ici un arrêt définitif dans la recherche de la vérité. Incapables d’être certain d’avoir atteint la vérité, les sceptiques y renoncent et laissent la raison errer.

Mais le doute conduit-il nécessairement à arracher à la raison des aveux d’impuissance et à dire un adieu désespéré à la vérité ? Remettre en question le savoir que l’on possède, n’est-ce pas au contraire un procédé indispensable pour découvrir la vérité ? Examiner de manière critique nos connaissances est en effet un moyen efficace de s’assurer de ce que l’on pense et d’éviter de tomber dans l’erreur et l’illusion. En ce sens, douter s’avère être une disposition féconde de l’intelligence en ce qu’elle aide la vérité à se dévoiler. Le doute est-il alors vraiment un aveu d’échec pour celui qui cherche la vérité ? N’est-il pas plutôt un moment salutaire, l’éveil d’une raison qui s’efforce d’avancer sur les chemins de la connaissance ?

Loin d’envisager le doute comme un renoncement définitif à la vérité, Descartes oppose ainsi au doute négatif des sceptiques ce que l’on a appelé le doute méthodique [4]. D’après Descartes en effet, s’il faut au moins « une fois en [sa] vie » [5] douter de tout (notre auteur insistant bien sur la ponctualité de ce doute), ce n’est pas pour ériger le doute en système, comme le font les sceptiques, c’est parce qu’il pense que c’est le seul moyen d’établir la vérité sur des bases inébranlables. C’est effectivement en commençant par nous méfier de nos préjugés et par faire table rase de tout ce que l’on sait que l’on pourra découvrir l’évidence et parvenir à la vérité. Rappelons que l’évident, pour Descartes, c’est ce qui résiste au doute et peut, comme tel, être considéré comme vrai. C’est en essayant de douter d’un théorème mathématique, par exemple, qu’on en comprendra la force. On saisit ainsi la signification méthodologique du doute cartésien. Si l’on doit commencer par soumettre absolument tout au doute, c’est parce que ce procédé permet d’asseoir nos connaissances sur un fondement solide. Le doute apparaît donc comme une étape nécessaire de la pensée et non comme un renoncement stérile. Douter ce n’est pas renoncer à la vérité mais entreprendre une démarche pour la trouver. Le doute méthodique est le signe de la plus grande exigence de vérité, de celle qui ne se satisfait jamais du probable ou du vraisemblable.

Provisoire, le doute constitue ainsi pour Descartes un moment fondateur en ce qu’il permet de distinguer le vrai du faux. Délivrant la connaissance de ses incertitudes, il crée les conditions de la constitution d’un savoir véritable, dans le domaine des sciences comme dans celui de la philosophie. Mais l’accès à des vérités absolument certaines que Descartes croit possible grâce à la méthode du doute est problématique. En effet, que notre intelligence soit incapable de remettre en cause une idée ne prouve pas qu’elle soit vraie. On peut d’ailleurs constater que des propositions que notre entendement ne pouvait concevoir autrement que comme vraies se sont révélées erronées. Longtemps l’idée de l’immobilité de la Terre a ainsi semblé ne pas pouvoir être mise en doute. Et pourtant, la découverte de l’héliocentrisme par Copernic a provoqué un véritable traumatisme dans le domaine de la connaissance. La certitude de l’homme de vivre au centre du monde a volé en éclats. Ne devons-nous pas alors douter toujours, sans pour autant renoncer à la vérité ? C’est le principe du doute scientifique. Celui-ci n’est pas à comprendre comme une paralysie de la raison mais comme une remise en question permanente du savoir, conjuguée à une ouverture d’esprit qui se refuse à mettre un point final. S’opposant à tout dogmatisme, le doute scientifique est l’expression d’une raison en marche qui, renonçant à tout ancrage dans des certitudes qui voudraient se donner comme absolues, repère les limites du savoir humain et rend possible leur dépassement. S’efforçant constamment d’évaluer le bien-fondé des connaissances en les soumettant systématiquement à un travail de révision critique, il offre à la pensée la possibilité de découvrir et donc de progresser sur les longs et difficiles chemins de la vérité.

Loin d’être négatif et de conduire à paralyser l’activité de la vie intellectuelle, le doute est ainsi le ressort nécessaire de tout progrès scientifique et une attitude exemplaire en ce que, permettant de ne pas se laisser abuser par des vérités toutes faites et jamais interrogées, il constitue une méthode pour édifier le savoir. Résolue à fuir les idées fixes, cette attitude critique est celle d’une pensée questionnante qui, substituant à la satisfaction passive de la certitude l’enthousiasme actif de la recherche, a fait son deuil du désir dogmatique d’une vérité unique et absolue.
« Il faut douter, mais ne point être sceptique ». Claude Bernard,
Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Première partie, chap. 2, § 7.
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Notes

[1Considéré comme le père du scepticisme, Pyrrhon (vers 360-270 av. J.-C.) est un philosophe originaire d’Élis, cité grecque du nord-ouest du Péloponnèse.

[2Du grec ancien sceptikos (σκεπτικός), « qui examine ».

[3M. de Montaigne, Essais, Livre II, chap. 12, Paris, Flammarion, coll. « GF » (n° 211), 1969, p. 193.

[4On sait que l’expression « doute méthodique » n’est pas de Descartes lui-même.

[5R. Descartes, Méditations métaphysiques, I, in Œuvres philosophiques de Descartes,
t. 2, Édition F. Alquié, Paris, Bordas, coll. « Classiques Garnier », 1983, p. 404.