« Les Confessions » de Rousseau mises en voix par Eric Chartier

Mardi 29 mai 2012, au théâtre intercommunal de Domfront, Éric Chartier présentera son spectacle Jean-Jacques Rousseau. Les Confessions, actuellement à l’affiche du théâtre parisien de l’Île-Saint-Louis. Une « mise en voix » d’un florilège d’extraits de l’œuvre autobiographique du célèbre philosophe centrés sur la formation d’une sensibilité et sur la relation unique entre Rousseau et sa protectrice, Madame de Warens. Nous avons interrogé Éric Chartier sur ses choix.
Trois questions à Éric Chartier

1. Éric Chartier, pourquoi vous paraît-il important, voire nécessaire de faire entendre en 2012 les pages des Confessions que vous avez retenues ?

Rousseau est un grand écrivain, il a ce génie de vous raconter une histoire, somme toute banale, et de visiter les grands mythes de l’Humanité en même temps (comme le font la Bible ou l’Odyssée). Et il le fait dans une langue de toute beauté qui porte en elle à la fois le romantisme, le symbolisme et l’impressionnisme. Il devance Freud, Proust et Bergson. N’oublions pas que tout cela se passe sous l’Ancien Régime, et que l’on s’apprête à écarteler Damiens et à décapiter le Chevalier de la Barre parce qu’il ne s’est pas découvert devant une procession religieuse.

2. Depuis 30 ans, vous créez des spectacles qui ne sont ni des lectures ni des mises en scène. Quel effet recherchez-vous en mettant en voix comme vous le faites de grands textes littéraires ?

Je crois que je suis sur le chemin de l’émergence d’un art, avec ses canons, ses critères, sa discipline, comme tous les arts en possèdent. L’avenir de la transmission du patrimoine littéraire passe par cet art. « Rien ne demeurera sans être proféré », a dit Mallarmé. Nous sommes actuellement et de manière confuse à sa recherche, car ses critères ne sont pas encore arrêtés (dans le sens où Malherbe, Boileau, Breton l’ont fait pour leur discipline). L’effet recherché est celui d’une vérité. Je cherche à retrouver la respiration dans laquelle l’œuvre fut écrite parce que, qui a le Souffle a l’Esprit. Si un spectacle n’est pas à même de transporter le public dans un ailleurs, et un ailleurs qui est le pays de l’art, c’est-à-dire de permettre à chacun de le trouver en soi à travers moi, c’est raté.

3. Et pouvez-vous nous révéler les secrets de votre travail ? Comment passez-vous des mots silencieux sur la page à la composition presque musicale que vous offrez aux spectateurs ?

C’est un processus qui ne diffère pas de celui de la création d’un personnage de théâtre, même si l’approche est différente. Il faut vaincre et très vite les doutes sur la mémoire (même après 30 années, c’est impressionnant, 50 pages devant ses yeux, lorsque l’on se dit qu’il va falloir mémoriser tout cela), et se lancer dans le vide pour le reste. Tant qu’une œuvre n’est pas créée sur scène, je ne sais pas ce qu’elle va donner, je me lance pour des mois de travail et n’ai que mon intuition pour me dire que cela va aboutir. Il en est ainsi depuis le Voyage au bout de la nuit créé sur scène en 1981 à Columbia University à New York, et où j’ai réellement eu des vertiges parce que c’était la première fois. À présent j’ai mis au point une méthode qui privilégie la lecture avant tout, lire chaque jour, à haute voix, pendant 50 jours, avant de commencer à apprendre et à répéter, et ne jamais cesser de le faire, même si je dois récidiver 150 fois (c’est beaucoup, 150 fois le même texte). Il faut aussi faire confiance au temps et répéter, texte assimilé, assidûment tous les jours, ne pas compter. Il y a à côté tout le travail technique sur le style, l’articulation, les liaisons : les sons qui définissent l’imparfait et le passé simple, par exemple, ne sont pas les mêmes. Petit à petit, comme un fœtus se développe jusqu’à devenir un système vivant et respirant, le corps de l’œuvre se dessine en volume et commence à bouger. Un tempérament d’artiste a toujours un ange gardien qui ne l’est pas moins, et qui le guide et œuvre pour lui, à la condition de lui donner de l’ouvrage par une recherche acharnée. Je suppose qu’il en est ainsi des instrumentistes. L’œuvre est là, quelque part, et il faut la révéler, et elle ne touche à sa finition qu’après une longue série de représentations devant le public.
« Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi ». Tels sont les célèbres premiers mots, orgueilleux mais fondés, des Confessions de Jean-Jacques Rousseau dont Éric Chartier interprétera de substantiels extraits le 29 mai au théâtre intercommunal.

« Lire une page à haute voix équivaut à la déployer, à la multiplier ; c’est comme nourrir miraculeusement une foule à l’aide d’un seul panier de pains et de poissons », dit l’universitaire américain Roger Shattuck, proustien éminent, pour introduire les extraits de Du côté de chez Swann lus par Éric Chartier (CD Gallimard, 1999). Et, de fait, la lecture à voix haute, qui fut longtemps le seul mode d’appréhension des textes dans le monde occidental, est toujours une interprétation qui, lorsqu’elle est réussie, révèle le texte à la lumière de la sensibilité du diseur.

Depuis plus de trente ans, d’abord aux États-Unis, puis en France, Éric Chartier fait mieux encore que lire à voix haute des pages mémorables de la littérature française : seul en scène, sans aucun artifice scénique qui détournerait l’attention de sa voix et de son corps expressifs, il fait entendre l’univers et la langue de Julien Gracq, de Gustave Flaubert, d’Alexis de Tocqueville, du duc de Saint-Simon..., à travers une sélection d’extraits qu’il a composée soigneusement et mémorisée. C’est ainsi qu’au mois d’août dans sa thébaïde de l’arrière-pays de Pornic, au printemps et à l’automne dans le cadre parisien intime du théâtre de l’Île-Saint-Louis, avec toutes les inflexions des grandes orgues de sa voix, il donne inoubliablement vie à des personnages et à des phrases dont il fait surgir les nuances et les modulations.

Mardi 29 mai, à 20 heures 30, au théâtre intercommunal de Domfront, c’est Jean-Jacques Rousseau qui sera cette fois à l’honneur, parenthèse bocagère au cours d’une saison parisienne qui connaît un grand succès. Plus précisément, en cette année du tricentenaire de la naissance de l’illustre Genevois, Éric Chartier consacre son spectacle aux six premiers livres des Confessions, dont il a extrait un florilège centré, d’une part, sur la formation d’une sensibilité (par la lecture des romans, par les douloureuses délices de la fessée, par la découverte de l’injustice sociale...) et, d’autre part, sur les péripéties qu’ont vécues deux âmes faites pour s’accorder : celle de Jean-Jacques et celle de madame de Warens, de douze ans son aînée, comme lui protestante suisse exilée en Savoie et convertie au catholicisme, comme lui née tendre et sensible. Une figure évidemment maternelle pour cet orphelin de naissance (« je coûtai la vie à ma mère, et ma naissance fut le premier de mes malheurs »), dont l’enfance avait baigné dans le mythe des amours idéales de ses parents : « chacun d’eux jeta son cœur dans le premier qui s’ouvrit pour le recevoir ».

À Annecy puis à Chambéry (aux Charmettes), entre 1728 et 1741, on voit Jean-Jacques et Louise-Eléonore, « Petit » et « Maman », vivre autre chose qu’une amitié, autre chose qu’un amour : « Que ceux qui nient la sympathie des âmes expliquent, s’ils peuvent, comment, de la première entrevue, du premier mot, du premier regard, Mme de Warens m’inspira non seulement le plus vif attachement, mais une confiance parfaite et qui ne s’est jamais démentie ». Jusqu’au moment où Rousseau, voyant un rival installé à demeure aux Charmettes et la situation matérielle de madame de Warens compromise, décide d’aller à Paris avec son nouveau système de notation musicale, pour mieux revenir, projette-t-il, fortune faite, vers « celle à qui [il] devai[t] tout ».

Ainsi conçu et magnifiquement interprété, ce spectacle rend un bel hommage à Rousseau en mettant l’accent sur son prodigieux style et sur l’une des « révolutions » qu’il a préparées : non pas la révolution politique, dont des racines se trouvent dans d’autres de ses œuvres, mais la révolution intellectuelle qui fit succéder, au règne de la raison et de l’être social, celui de la sensibilité et de l’individu, aux Lumières, le Romantisme.

Ce spectacle sera notamment l’occasion d’entendre la page suivante, caractéristique de la passion de justice qui animait celui qui, tout enfant, cruellement battu pour une faute qu’il n’avait pas commise, découvrit soudain l’existence insupportable de l’injustice, de la loi du plus fort. C’en était fini pour lui du paradis terrestre.

L’anecdote se situe au cours d’un voyage pédestre de Paris à Lyon, en 1731.

« Un jour entre autres, m’étant à dessein détourné pour voir de près un lieu qui me parut admirable, je m’y plus si fort et j’y fis tant de tours, que je me perdis enfin tout à fait. Après plusieurs heures de course inutile, las et mourant de soif et de faim, j’entrai chez un paysan dont la maison n’avait pas belle apparence ; mais c’était la seule que je visse aux environs. Je croyais que c’était comme à Genève ou en Suisse, où tous les habitants à leur aise sont en état d’exercer l’hospitalité. Je priai celui-ci de me donner à dîner en payant. Il m’offrit du lait écrémé et de gros pain d’orge, en me disant que c’était tout ce qu’il avait. Je buvais ce lait avec délices et je mangeais ce pain, paille et tout ; mais cela n’était pas fort restaurant pour un homme épuisé de fatigue. Ce paysan, qui m’examinait, jugea de la vérité de mon histoire par celle de mon appétit. Tout de suite, après m’avoir dit qu’il voyait bien que j’étais un bon jeune honnête homme qui n’était pas là pour le vendre, il ouvrit une petite trappe à côté de sa cuisine, descendit, et revint un moment après avec un bon pain bis de pur froment, un jambon très appétissant, quoique entamé, et une bouteille de vin dont l’aspect me réjouit le cœur plus que tout le reste ; on joignit à cela une omelette assez épaisse, et je fis un dîner tel qu’autre qu’un piéton n’en connut jamais. Quand ce vint à payer, voilà son inquiétude et ses craintes qui le reprennent ; il ne voulait point de mon argent, il le repoussait avec un trouble extraordinaire ; et ce qu’il y avait de plaisant était que je ne pouvais imaginer de quoi il avait peur. Enfin, il prononça en frémissant ces mots terribles de commis et de rats-de-cave. Il me fit entendre qu’il cachait son vin à cause des aides, qu’il cachait son pain à cause de la taille, et qu’il serait un homme perdu si l’on pouvait se douter qu’il ne mourût pas de faim. Tout ce qu’il me dit à ce sujet, et dont je n’avais pas la moindre idée, me fit une impression qui ne s’effacera jamais. Ce fut là le germe de cette haine inextinguible qui se développa depuis dans mon cœur contre les vexations qu’éprouve le malheureux peuple, et contre ses oppresseurs. Cet homme, quoique aisé, n’osait manger le pain qu’il avait gagné à la sueur de son front, et ne pouvait éviter sa ruine qu’en montrant la même misère qui régnait autour de lui. Je sortis de sa maison aussi indigné qu’attendri, et déplorant le sort de ces belles contrées, à qui la nature n’a prodigué ses dons que pour en faire la proie des barbares publicains ».
Jean-Jacques Rousseau. Les Confessions, par Éric Chartier, au Théâtre intercommunal de Domfront, le mardi 29 mai à 20 heures 30. Durée du spectacle : 1 heure 30. Tarif : 10 euros (5 euros pour les lycéens et les étudiants). Réservations à l’accueil du Lycée Auguste-Chevalier (02 33 38 51 19) ou à la Maison des Associations (02 33 38 56 66).

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