La liberté, réalité ou illusion ?

On a coutume de penser qu’être libre, c’est pouvoir faire ce qui nous plaît, agir selon notre bon vouloir, sans obstacle ni contrainte. Être libre, dit-on en effet couramment, c’est être indépendant, pouvoir disposer de sa personne et décider de ses actes. Cette définition commune de la liberté ne correspond-elle pas à l’expérience que nous faisons de la puissance de notre volonté ? Ne sommes-nous pas directement à l’origine de nos comportements, de nos actions et de nos décisions ? Lorsque nous choisissons, il semble bien que nous ne soyons pas poussés d’un coté ou d’un autre par quelque influence que ce soit, que nous exercions un contrôle sur nos actions mais aussi sur les pensées à partir desquelles nous allons nous décider à agir. Il semble donc que nous soyons pleinement maîtres de nous-mêmes, que nous disposions de cet éminent pouvoir de nous déterminer en fonction de mobiles que nous avons volontairement choisis. Cette capacité de choisir librement, n’est-ce pas d’ailleurs ce qui définit l’humanité de l’homme ? Ce qui le distingue du reste des autres êtres et fait qu’il est « à l’image de Dieu » ? C’est ce que symbolise La création d’Adam, le panneau le plus célèbre de la voûte de la chapelle Sixtine réalisé par Michel-Ange. En insufflant la vie à Adam, Dieu lui donna également le libre arbitre, ce pouvoir d’agir en toute indépendance qui fait la spécificité de l’homme et lui confère sa dignité.

Mais lorsque l’on pense vivre dans un état d’indépendance absolue, possédant le pouvoir d’être la cause première de nos actes, ne vit-on pas dans une fausse conscience ? Le sentiment que nous avons de notre liberté est en effet trompeur. On se croit libre parce qu’on constate que ce que l’on fait découle de notre volonté, mais on ne cherche pas à savoir si notre volonté est ou non influencée par des causes étrangères. Parce qu’une action est la conséquence de notre volonté, on pense qu’elle vient de nous et donc qu’elle est libre. Or, au lieu de s’arrêter à ces impressions immédiates, on devrait s’interroger sur les causes qui, en amont de notre volonté, peuvent la déterminer. On pourrait alors se rendre compte qu’en bien des circonstances elle n’est pas aussi libre qu’on le pense. Mais la croyance au libre arbitre n’est pas due qu’à notre naïveté. Elle tient également à notre vanité, car l’idée qu’on possède la capacité d’agir en toute indépendance flatte notre amour-propre et justifie la grandeur qu’on se prête. Or, au cours des siècles, la recherche scientifique a infligé de graves démentis à la mégalomanie humaine. Avec le développement des sciences, l’homme a en effet appris à découvrir la dure réalité du déterminisme, tant au plan physique, qu’au plan physiologique, psychologique, historique ou socio-économique. L’être humain n’est pas libre, et ce en raison de sa constitution physique, de sa place dans la société et de sa psychologie. Pour expliquer ses choix, ses décisions ou ses actions, on parle d’hormones, d’enzymes, de connexions neuronales, mais aussi de conditionnement social ou encore de déterminisme psychique, de mécanique du désir, de rouages secrets de l’inconscient. Ce discours déterministe annule l’idée même de liberté comme indépendance en en montrant l’impossibilité.

Le libre arbitre, cette faculté qu’on prête à l’homme de pouvoir choisir librement ce qu’il est et ce qu’il fait, n’est ainsi qu’une illusion. Nous avons certes l’impression d’être à l’origine de nos comportements, de nos actions et de nos décisions, mais ce n’est pas parce que nous avons le sentiment, et parfois la certitude, d’être libre que c’est effectivement le cas. Un sentiment, aussi vif soit-il, n’est pas un savoir, et une certitude, aussi nette soit-elle, n’est pas une vérité. Pour Spinoza, Schopenhauer et Nietzsche, la mission fondamentale de la philosophie est d’imposer la désillusion. Or, une illusion plus tenace encore que d’autres est celle du libre arbitre. Illusion vitale car l’idée selon laquelle nous pouvons disposer de nous-mêmes est indéracinable et indispensable à la conscience humaine, aussi nécessaire à la conscience que l’oxygène l’est au corps. Se libérer de l’illusion du libre arbitre n’est donc pas chose facile, mais c’est pourtant ce qu’il nous faut réussir à faire si l’on veut rétablir la vérité et penser lucidement la condition humaine.

Si le libre arbitre n’est qu’une illusion qu’il faut s’efforcer de dépasser, on aurait tort cependant d’en conclure que la liberté n’existe pas pour l’homme. Car comprendre les causes auxquelles nous obéissons peut nous permettre de nous en libérer. Connaître ce qui nous détermine nous donne en effet davantage de liberté que de simplement nous contenter d’obéir à ce que nous ne comprenons pas, puisque cela permet d’agir afin de moins subir, comme le montre la science moderne qui, en découvrant les lois de la nature, a rendu possible des inventions techniques permettant de s’en libérer [1]. La liberté existe donc bien pour l’homme mais elle n’est pas une donnée naturelle ou un attribut inné, comme le pensent les partisans du libre arbitre. Produit d’un long travail de maîtrise de soi et du monde, elle est de l’ordre de l’acquis. C’est une conquête de l’esprit. Au mythe du libre arbitre, nous croyons ainsi devoir opposer la réalité concrète d’une libération progressive de l’homme à partir de la connaissance rationnelle sans cesse plus précise de la nature et de la réalité humaine, la véritable liberté résultant de la maîtrise des causes qui nous déterminent.
La liberté, une œuvre à faire.
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Notes

[1L’avion, par exemple, permet de défier les lois de la pesanteur.