Les sortilèges de l’art théâtral

Pour la deuxième année consécutive, des élèves du Lycée Auguste-Chevalier de Domfront ont bénéficié, grâce au Conseil régional de Basse-Normandie et aux Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active (CEMEA), d’une initiation privilégiée aux sortilèges de l’art théâtral.
Le mardi 4 janvier, Daniel Kenigsberg est venu jouer pour les vingt-cinq élèves de première scientifique Menschel et Romanska du dramaturge israélien Hanokh Levin (1943-1999) : l’histoire d’un rendez-vous qui devait être d’amour mais qui, déception réciproque aidant, se transforme en cruels assauts de médiocrité humaine, avant que, peut-être, les belles promesses qui sont en chaque être à sa naissance n’exercent leurs bienfaisantes vertus...

Voir et entendre Daniel Kenigsberg puis dialoguer avec lui : ces lycéens l’attendaient d’autant plus impatiemment qu’il a naguère été l’un des interprètes de la pièce étudiée par eux en cours de français, Par-dessus bord de Michel Vinaver.

Mais en outre, cette matinée théâtrale exceptionnelle à plus d’un titre avait été irremplaçablement préparée la veille par un atelier-théâtre animée par Anne-Sophie Pommier, comédienne. Deux heures de découverte active de la magie du théâtre : comment il se peut que, sur une scène, face à un public, tout un espace imaginaire naisse d’un geste, d’un regard ; comment une histoire commence, avant qu’aucun mot ait été prononcé, dès lors que des corps sont là, dotés d’une présence sans pareille par le dispositif théâtral le plus simple.
Tour à tour spectateurs et acteurs, les élèves ont pu voir et sentir naître d’eux des ébauches de personnages, qui n’étaient pas eux mais qu’ils animaient de leur voix, de leur corps, de leur vécu.
Comment alors n’auraient-ils pas, le lendemain, apprécié avec une acuité nouvelle le grand art de Daniel Kenigsberg ?

Par la porte de communication journellement utilisée par chacun entre le centre de documentation et la salle de travail, il est entré. Il s’est brièvement arrêté dans le modeste espace dégagé pour l’occasion, et il a semblé prendre la mesure du public qui l’attendait, prendre contact avec lui (« J’ai découvert, confia-t-il ensuite, des visages si accueillants, si réceptifs, que j’ai aussitôt été porté. »). Puis, il s’est assis à la table, et il a commencé, d’une voix forte et scandée : « Un célibataire, le genre terne et effacé, qui s’appelle Menschel,... ». Menschel a surgi, matérialisé sur la table, côté jardin, par un panonceau à son nom. « ...fait par téléphone connaissance d’une fille, Romanska,... ». Au tour de Romanska de surgir, et d’avoir son panonceau, côté cour. « dont la voix, à travers le combiné, lui paraît fort agréable... »

Et ainsi, tantôt assis, tantôt debout, tantôt comme susurrant à l’oreille de Romanska les mots vite grinçants de Menschel – et réciproquement –, tantôt lisant dans les pensées de l’un ou de l’autre, il a été Menschel, il a été Romanska, il a été le narrateur de cette nouvelle adaptée pour le théâtre – un narrateur qu’il imagine, précisa-t-il après le spectacle, plus que quarantenaire maintenant, le genre terne et effacé...

Certes il y a de l’humour, voire du comique satirique ou burlesque dans le développement de cette situation d’éphémère cohabitation forcée entre deux êtres que tout oppose, qui s’en veulent. On pense à la trame de maintes œuvres théâtrales et cinématographiques. Mais le public n’a guère ri. Par manque d’intérêt ? Que non pas, comme l’a prouvé le riche dialogue qui a suivi, animé par Hervé Roué, chargé de mission des CEMEA. Évidemment, la présence de Daniel Kenigsberg avait de quoi impressionner, si proche physiquement et humainement dans ce petit espace théâtral improvisé, dont il a plus d’une fois franchi la rampe invisible pour rendre presque palpables ses personnages. Mais surtout, au lieu de repousser ces deux médiocres loin d’eux par le rire rassurant, les lycéens ont eu la belle sensibilité de les regarder fraternellement : « C’est une histoire qui peut arriver à tout le monde », ont-ils dit.

Puis l’entretien a pu porter sur la grande expérience que Daniel Kenigsberg a du théâtre de Michel Vinaver, de son absence de ponctuation (« comme une partition livrée à l’interprétation des comédiens, qui y retrouvent le flux naturel de la parole »), de ses sujets ancrés dans le monde le plus contemporain (« aujourd’hui, les sujets des tragédies classiques du pouvoir se jouent dans la sphère économique, dans l’entreprise »). Il a été l’Alain d’Iphigénie Hôtel, caricature d’un petit raciste (« J’ai dû apprendre à ressentir le plaisir d’insulter, de mépriser. »), et Monsieur Cohen de Par-dessus bord, ce « monstre » théâtral de huit heures monté par Christian Schiaretti au T.N.P. de Villeurbanne en 2008. Monsieur Cohen ? « Il porte la Loi, il est le gardien de la Tradition », avant de s’adapter au nouveau cours des choses mais au prix d’une boiterie qui révèle qu’il n’est plus tout à fait lui-même.

Et cette impertinente question posée un jour par Daniel Kenigsberg à Michel Vinaver dans un avion ? Mais ceci est une autre histoire...

Du grand art, et tant de simplicité : de quoi susciter l’admirative gratitude des lycéens pour cette présence parmi eux, ce 4 janvier 2011.

Voir en ligne : Opération métamorphoses