L’énigme du moi

Socrate avait pour devise ce précepte gravé à l’entrée du temple dédié au culte d’Apollon à Delphes : « Connais-toi toi-même ». Appelant l’homme à s’interroger sur lui-même et à mesurer ses limites sans tenter de rivaliser avec les dieux, cette maxime peut également être interprétée psychologiquement et inviter l’homme à se tourner vers sa vie intérieure pour en faire l’examen. Or, il semble bien qu’un tel examen puisse permettre de faire du champ de l’intériorité l’objet d’une connaissance adéquate. Lorsque nous portons notre regard sur nous-mêmes, ne sommes-nous pas instantanément informés de tout ce qui se passe dans les rouages de notre vie psychique ? Nos états mentaux comme nos pensées, nos désirs, nos émotions ou nos sentiments ne nous sont-ils pas donnés directement dans une intuition absolument claire et évidente ? À première vue donc, parce qu’il n’y a rien de plus proche de nous, notre esprit paraît aisé à connaître.

Et pourtant, n’est-ce pas aussi ce qu’il y a de plus étrange et de plus obscur ? L’expérience personnelle la plus élémentaire nous montre en effet bien vite qu’il s’en faut de beaucoup que nous soyons aussi transparents à nous-mêmes que nous le croyons. De fait, si nous savons que nous voulons, désirons, aimons ou haïssons, nous ne savons pas toujours pourquoi. Il arrive également qu’on ressente des émotions sans qu’on puisse dire au juste les raisons précises qui les motivent. De même, bien des pensées nous viennent sans qu’on en connaisse clairement l’origine, sans parler des actes en apparence irrationnels – les rêves et les actes manqués comme les lapsus notamment – dont le sens et la provenance profonde nous échappent. Si l’on est conscient des actes psychiques qui se déroulent en nous, nous ne sommes donc pas forcément conscients de leurs causes. Or, si l’on peut penser, désirer, vouloir et ressentir sans savoir exactement pourquoi, c’est que notre vie psychique déborde largement ce dont on a conscience. C’est qu’en nous le psychisme ne se réduit pas au conscient mais possède, comme la lune, une face cachée, une zone d’ombre, un lieu qui n’est d’aucun regard.

« Le moi est plus loin de nous que toutes les étoiles » [1]. Méditons ce mot profond de l’écrivain et poète anglais Gilbert Keith Chesterton et nous comprendrons alors combien c’est un préjugé de penser que la proximité que nous entretenons avec nous-mêmes est un gage de la facilité que nous aurions à nous connaître. Car le tréfonds de la vie psychique est plus difficile d’accès encore que les confins les plus éloignés de l’univers. Si donc nous voulons répondre au précepte delphique, c’est en explorateur que nous devons nous préparer à descendre dans les profondeurs insondables et énigmatiques de notre esprit – comme un conquistador partant à la découverte de terres inconnues.
Salvador Dalí, Galatée aux sphères, 1952, Théâtre-Musée Dalí, Figueres.
« La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière. Il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. [...] Je dis qu’il faut être voyant, se faire VOYANT. Le poète se fait voyant [...]. Il devient entre tous [...] le suprême Savant ! Car, il arrive à l’inconnu ! [...] Et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables : viendront d’autres travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé ! » A. Rimbaud, Lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871.
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Notes

[1G. K. Chesterton, Orthodoxie, chap. 4, trad. L. d’Azay, Paris, Éd. Climat, 2010.