L’exercice de la philosophie contribue-t-il au développement de la démocratie ?

Si l’on se représente la philosophie comme on a coutume de le faire, à savoir comme une réflexion abstraite sur des problèmes subtils conduite par un philosophe perdu dans ses spéculations et vivant séparé du reste du monde, il semble bien que démocratie et philosophie se situent sur deux plans différents et que philosopher ne puisse contribuer à la formation d’un régime politique quelconque. Étant d’abord un effort pour rendre notre existence intelligible, une tentative pour édifier une pensée dégagée de tout enjeu de pouvoir et de pratique politique, le travail philosophique peut effectivement paraître ne pas pouvoir participer en lui-même au développement d’une forme de gouvernement. Mais la philosophie n’est-elle qu’une réflexion théorique et abstraite, sans lien avec la sphère politique ? N’est-elle pas aussi un exercice engagé dans la vie publique ?

Rappelons que lorsque la démocratie se constitue en Grèce à la fin du VIe et au Ve siècle avant notre ère, elle s’organise en un lieu – la cité athénienne – où émerge une nouvelle pratique de la parole. C’est à Athènes en effet, où l’ecclésia [1] détenait le pouvoir, que naquit la démocratie. L’exercice de l’argumentation et de la discussion jouait alors un rôle déterminant puisque, devant tout projet porté à l’ordre du jour, les citoyens avaient la liberté de prendre la parole [2] et de tenir des discours, débattant contradictoirement avant de décider ensemble de la politique de la cité par vote à main levée [3]. Mettant en œuvre les puissances du discours rationnel, la philosophie et la rhétorique n’étaient pas seulement les instruments dont se servaient les orateurs pour convaincre leur auditoire. La pratique de la parole et du débat argumenté qu’elles incarnaient fut la condition sine qua non de la démocratie athénienne, son principe matriciel. De même, à notre époque, l’exercice de la philosophie contribue au développement de la démocratie. Qu’est-ce en effet que la démocratie, au sens fort du terme, sinon un espace public de discussion ? Or toute délibération publique implique la faculté de développer discursivement sa pensée en un libre débat, faculté que l’enseignement de la philosophie concoure à cultiver et qui permet de créer un espace au sein duquel une parole démocratique peut se déployer.
La Pnyx, colline du centre d’Athènes, siège de l’ecclésia.

Grâce à la structure discursive de son discours et au débat argumenté qu’elle met en œuvre, la philosophie joue ainsi un rôle fondamental dans le développement de la démocratie. Permettant d’édifier une raison commune en contribuant à créer un espace libre de discussion publique, sa pratique de la parole est indispensable pour soutenir le difficile combat démocratique. Car la démocratie est fragile. Pour la construire et la préserver, il faut le débat et la raison, il faut la délibération née de la pratique du dialogue philosophique. Sans cet exercice, il n’y a pas de démocratie. D’ailleurs, nous le savons, les régimes totalitaires n’aiment guère la philosophie qu’ils asservissent ou transforment dans des formes bâtardes qui la pervertissent en en faisant une idéologie ou un instrument de manipulation, à l’image du « matérialisme dialectique » transformé en religion d’État par le régime soviétique et destiné à perpétuer le totalitarisme. Ainsi, dans une société où sous des formes diverses le péril totalitaire est omniprésent, gagnerons-nous grâce à la pratique philosophique une vraie et authentique démocratie dans laquelle les peuples exercent le pouvoir et se gouvernent eux-mêmes.

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Notes

[1Du grec ancien ekklesia (ἐκκλησία), « assemblée », l’ecclésia désigne l’assemblée des citoyens dans les cités de l’antiquité grecque. À Athènes, elle se déroulait sur la Pnyx (Πνύξ, l’endroit où les gens sont « serrés », « nombreux »), une colline située à l’ouest de l’Acropole et surplombant l’agora.

[2Les Grecs utilisaient le terme d’iségoria (ἰσηγορία) pour parler du droit de parole égal et symétrique dans les assemblées.

[3Selon le principe de la démocratie directe (et non représentative).