Distribution des Prix du Collège de Domfront, année 1914

À l’occasion des cérémonies du 11 novembre et du centenaire de la Première Guerre mondiale, nous publions et retranscrivons par nos soins, avec l’aimable autorisation de François Alasseur, son propriétaire, le Discours d’usage prononcé par Paul Carrel, professeur de Philosophie, lors de la Distribution solennelle des Prix du Collège de Domfront le 14 juillet 1914.

Après l’attentat de Sarajevo du 28 juin, à l’heure où l’Europe traversait une crise d’une extrême gravité, que des nuées sombres et menaçantes portant l’orage s’amoncelaient dans son ciel, ce discours empreint d’une morale toute stoïcienne et kantienne rappelle aux élèves que l’obéissance est moins servitude que ce par quoi on échappe à la servitude ; que l’homme libre n’est pas celui qui agit au gré de ses impulsions et suit passivement ses désirs égoïstes mais celui qui a su faire les efforts nécessaires pour les dépasser ; et que si se soumettre à certaines obligations nous coûte, c’est à ce prix que se réalise la vraie liberté, laquelle réside dans la capacité qu’à l’homme à se déterminer à agir non pas seulement conformément au devoir, par une vue intéressée, mais par devoir seulement, selon des intentions pures, sans espérer d’autres récompenses que la satisfaction intime du devoir accompli.

C’est de cette bonne volonté que provient la supériorité et la noblesse de l’être humain. C’est elle qui lui apporte la sérénité et le rend digne d’être heureux. Et c’est par elle qu’il mérite le respect. La liberté, telle est donc, selon notre cher prédécesseur, l’idéal moral que chacun doit atteindre, la vertu sublime que chacun doit faire sienne. Et telle est aussi la valeur suprême au nom de laquelle chacun doit combattre et peut-être même souffrir. Or, dans cette période troublée où les intérêts particuliers des nations semblaient devoir l’emporter sur ceux de l’humanité, le philosophe savait combien étaient en danger les idéaux de liberté, de justice et de paix portés par la France et pressentait qu’il faudrait sans doute se sacrifier pour les défendre.
Collège de Domfront.
Distribution solennelle des Prix
(14 juillet 1914).
Discours d’usage prononcé par P. Carrel,
professeur de Philosophie.
(Vue n° 1).
Mes chers amis,

Je vous plains de tout mon cœur. Avant d’être vraiment en vacances, il faut que vous subissiez une dernière punition, aussi dure presque et sûrement moins justifiée que les autres, et qui s’appelle... un discours de Distribution des Prix. Malgré cela, si vous avez encore l’âme un peu charitable, je vous demande un peu de pitié pour moi, puisque c’est moi qui suis chargé de confectionner sur commande et sur mesure l’instrument de votre supplice. J’aimerais autant, je vous l’assure, le rôle de victime que celui de bourreau.

Vous voyez d’ailleurs devant vous un homme cruellement embarrassé. Depuis l’époque déjà éloignée de ma première Distribution des Prix, je me demande quelle peut bien être la raison profonde,...
Collège de Domfront.
Distribution solennelle des Prix
(14 juillet 1914)
Discours d’usage prononcé par P. Carrel,
professeur de Philosophie.
(Vue n° 2).
... l’utilité de cette noble fonction que je remplis aujourd’hui devant vous. Et j’ai beau chercher, à l’heure qu’il est, je me le demande encore. Avouez, mes amis, que c’est une fâcheuse condition, pour bien parler, que de ne pas savoir pourquoi l’on parle.

Toutefois, il n’y aurait encore que demi-mal si l’intérêt du sujet pouvait vous rendre la patience moins méritoire. Irai-je donc exhumer, pour en faire le sujet de mon discours, quelques-uns des hommes illustres qui sont l’honneur de votre ville ou de votre collège ? Mais, maintes fois déjà, on vous a raconté l’histoire de notre cité ; maintes fois on vous a évoqué le souvenir de vos glorieux aînés. Du reste la jeunesse n’aime guère les anciens ni les vieillards ; et je crois que malgré tous mes efforts pour les faire vivre ou pour les rajeunir, vous les trouveriez un peu... déteints, si j’ose dire.

Je puis vous avouer ainsi, mes chers amis, que, songeant aux redoutables problèmes du temps présent, aux idées sublimes de liberté et de justice pour lesquelles, n’en doutez pas, vous aurez tous à combattre et peut-être aussi à souffrir,...
... j’ai d’abord été tenté de vous parler de devoirs sociaux et patriotiques qui, plus tard, vous seront imposés. Mais j’ai réfléchi qu’en somme votre séjour au collège n’est qu’une préparation à ces nobles efforts ; de plus vous voilà tout près d’entrer en vacances ; en outre le plus grand nombre d’entre vous ne sont encore que des enfants plutôt portés à la gaîté qu’enclins aux soucis et aux préoccupations sérieuses : alors, j’ai craint d’assombrir quelque peu ce jour de fête (n.d.a. nationale). Aussi ai-je préféré appeler votre attention non pas sur un défaut qui soit vôtre, mais sur une vertu que vous n’avez peut-être pas assez. Je veux parler de la discipline intellectuelle.

Il y a une discipline extérieure, formelle et collective, que vous connaissez précisément sous une de ses formes la plus nette, celle de la discipline scolaire. Elle consiste à se conformer toujours, avec une exactitude parfaite, à des règlements qui sont et doivent être multiples et minutieux, ce dont l’exécution doit être toujours fidèle et immédiate. Sans cette discipline en effet,...
Collège de Domfront.
Distribution solennelle des Prix
(14 juillet 1914).
Discours d’usage prononcé par P. Carrel,
professeur de Philosophie.
(Vue n° 3).
... il n’y aurait qu’impuissance, chaos et néant. N’est-elle pas le lien essentiel, et peut-être même l’essence de tout organisme agissant ? Une nation, mais aussi une usine, une bête, une machine ne sont-elles pas des êtres collectifs dont la vie est d’autant plus puissante que leurs diverses parties sont plus fortement coordonnées, plus strictement subordonnées les unes aux autres ?

C’est la fin de tout quand, au moment de l’action, ce qui doit obéir veut commander ou discuter les ordres : notre propre histoire ne nous en fournit que trop d’exemples.

La France est une puissante locomotive lancée vers un but qui se cache dans l’avenir, comme une station dans le lointain. Ceux qui la mènent peuvent avoir des négligences ou des oublis, des distractions causées par le paysage ou le charme des voyageurs ; mais la machine marche toujours, et déjà ceux qui ont les yeux les plus perçants ou l’imagination la plus vive croient apercevoir là-bas ce qu’ils espèrent.
Mais qu’arriverait-il si une roue moins bien graissée que sa voisine allait, au nom de l’égalité, se jeter hors des rails ? Si la vapeur, amoureuse de liberté, s’échappait dans l’air bleu en rompant ses soupapes ? Si les chaudières, chagrinées dans leur dignité par la brutalité d’un chauffeur, n’éclataient..., ne serait-ce qu’en injures contre lui ? Hélas ! grâce à la bonne volonté raisonneuse de tous, la machine s’écraserait lamentablement sous une montagne de débris, d’où sortiraient, non plus des chants, mais des cris et des malédictions ! Et là-bas, ceux qui attendent à la station, attendraient en vain, attendraient toujours !

Mais à quoi bon vous rappeler le respect que vous devez à la discipline ? Dès le foyer domestique, vous avez appris à la respecter ; ici, vous en faites le facile apprentissage ; et serait-elle pour vous moins paternelle, vous vous y soumettriez encore avec orgueil, avec joie ; car vous voulez que la grande machine marche sûrement vers son but.

Seulement, dans une machine ordinaire, les pièces ne sont que matière brute et...
Collège de Domfront.
Distribution solennelle des Prix
(14 juillet 1914).
Discours d’usage prononcé par P. Carrel,
professeur de Philosophie.
(Vue n° 4).
passive. Dans une nation, une armée ou une école, elles sont des êtres intelligents et actifs. En sorte que la puissance de l’ensemble dépend de l’activité spontanée de chacun de nous, et du zèle avec lequel nous travaillons, chacun pour notre petite part, à l’œuvre commune, autant que de notre absolue soumission à l’autorité qui, sous toutes ses formes, coordonne et par là rend irrésistible la somme des efforts individuels.

Vous le voyez, mes amis, chacun de vous doit s’imposer à lui-même une discipline intellectuelle, qui est l’indispensable complément à la discipline extérieure et collective qu’on vous formule en des ordres et des règlements. Elle est nécessaire à tous ; mais elle vous est doublement nécessaire, à vous qui êtes des écoliers, c’est-à-dire des intelligences qui se forment surtout par leur propre effort, et qui serez demain des hommes, c’est-à-dire des intelligences chargées d’enseigner l’exemple et l’effort.

Ne croyez pas, d’ailleurs, qu’en vous...
... demandant d’ajouter aux prescriptions scolaires celle de votre discipline intellectuelle, nous vous demandons un sacrifice héroïque ; là, comme ailleurs, il n’y a que le premier pas qui coûte.

Essayez seulement : au fardeau que vous devez porter, et que parfois peut-être vous trouvez lourd, ajoutez librement celui dont je vous parle. Au lieu de plier sur le faix, vous vous sentirez tout à coup allégés ; vous vous redresserez, plus alertes, plus gais et plus confiants : vous marcherez d’un pas plus sûr et plus ferme dans la vie.

Outre ce merveilleux avantage, la discipline individuelle en a encore un autre qui n’est pas à dédaigner : on la formule soi-même, à sa guise, en un très petit nombre d’articles qui, toujours, peuvent se ramener à ceci :

« Je fais librement le sacrifice de ma liberté dans tous les cas où elle est contraire aux devoirs qui m’incombent. Quant à...
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Distribution solennelle des Prix
(14 juillet 1914).
Discours d’usage prononcé par P. Carrel,
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(Vue n° 5).
... ces devoirs, quels qu’ils soient, je veux les accomplir, non pas de façon à éviter les reproches, non pas même de façon à obtenir des éloges, mais de façon à en mériter ». C’est tout. Ah, mes amis, quelle forte volonté et quelle saine fierté on se donne à soi-même quand on sait s’imposer cette libre discipline !

Remarquez d’ailleurs qu’elle s’applique à tous les âges, à toutes les conditions, à toutes les fortunes, au chef du plus puissant état comme au plus jeune d’entre vous. Pour ce dernier et ses camarades, elle comporte l’engagement pris avec soi-même non seulement de se conformer aux prescriptions de la discipline collective sans chercher à en discuter le pourquoi, non seulement à faire avec le même zèle et la même ardeur tous les exercices imposés, mais encore à suivre les conseils et l’impulsion morale de vos maîtres qui s’adressent à vos consciences et à vos cœurs presque autant qu’à votre raison. Votre grand devoir jusqu’à ce que vous soyez des hommes,...
c’est d’être dociles. Vous commencez la grande traversée de la vie : laissez le pilote vous guider à travers les écueils, et vous mettre dans le droit chemin.

Vous verrez – certains d’entre vous l’ont sûrement éprouvé déjà – quelle satisfaction intime, profonde, absolue, on éprouve à se faire ainsi l’esclave de sa propre discipline ; vous verrez comment elle fait supporter allégrement les déceptions ou les contretemps que d’autres supportent avec colère et lassitude ; vous verrez quel bel orgueil il y a, quand on se croit victime d’une erreur ou d’une injustice, à s’élever par son impassibilité au-dessus de l’erreur et de l’injustice.

En somme, il y a tant d’avantages à la pratique de ce stoïcisme qu’il vaut mieux que les plus égoïstes calculs. Sans compter, en effet, qu’il nous console des caprices de la justice ou des hommes, qu’il nous donne cette tranquillité et cette discrète fierté qui sont un baume pour les plus cruelles blessures, et qu’il porte en lui-même sa récompense, qui est la pure...
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Distribution solennelle des Prix
(14 juillet 1914).
Discours d’usage prononcé par P. Carrel,
professeur de Philosophie.
(Vue n° 6).
... satisfaction du devoir accompli. Il ne s’accommode pas trop mal, en fin de compte, des récompenses d’une autre nature, qui vont tout droit, soyez-en convaincus, à ceux qui s’en sont rendus dignes parce qu’ils ont su s’imposer une discipline intellectuelle ; on pourrait dire : à ceux qui ont trouvé le secret d’obéir librement. Car il est possible, vous le voyez, de concilier ces deux termes apparemment inconciliables. Oui, on garde intacte sa dignité d’homme, que dis-je ? on la rehausse, on l’exalte jusqu’à la sublime vertu par cette abdication volontaire de sa liberté, par ce sacrifice de soi-même qu’on fait au bien commun. Oui, la discipline intellectuelle transforme en liberté n’importe quelle servitude, si cette servitude est offerte en holocauste, par un cœur libre, à quelque glorieux idéal.

Ne s’appuie-t-elle pas en effet sur cette notion que nous sommes, chacun de nous, un atome de la grande masse qui se...
... meut vers la réalisation d’une idée ? Ne s’illumine-t-elle pas de cette pensée généreuse que chaque individu doit sacrifier volontairement à la réalisation de l’idée même ce qu’il a de plus cher. À ce titre, elle est radieuse de noblesse et de beauté, car elle est à la fois le triomphe de la raison et celui du cœur. Elle élève et purifie les âmes en les arrachant à la culture égoïste et stérile d’un moi solitaire. Elle fait à la fois la consolation, l’orgueil et la force de ceux qui savent se soumettre à elle. Elle décuple la puissance des organismes et des énergies collectives. En somme, c’est grâce à elle, ne l’oublions jamais, que les nations peuvent tenir leur place dans le monde, ou la reconquérir quand elles l’ont perdue.
Paul Carrel (au centre),
professeur de Philosophie au Collège de Domfront,
photographié en compagnie de l’une de ses classes en 1910.
(Coll. Lycée Auguste-Chevalier).
Les professeurs du Collège de Domfront photographiés en 1909.
Premier rang (de g. à dr.) : MM. Messager, Collombier, Gautier (Principal du Collège), Lalaux, Tavars.
Second rang : professeur inconnu, MM. Exmelin, Rougeyron, Carrel, Raymond, professeur inconnu.
(Coll. Lycée Auguste-Chevalier).
Mardi 14 juillet 1914, à Domfront comme partout en France, après les enfants des écoles le matin, les troupes défilèrent acclamées par la foule. Précédé par la Gendarmerie à pied (reconnaissable au casque modèle 1912 porté uniquement en grande tenue et à la contre-épaulette avec aiguillettes portée sur l’épaule gauche), le 1er Bataillon du 130e Régiment d’Infanterie, alors en garnison à la caserne Laharpe route d’Alençon, passa ainsi en revue ses troupes (baïonnettes au canon) sur la Place du Champ-de-Foire, devant le Collège. Nul doute que la population domfrontaise a ensuite célébré la fête nationale avec l’entrain accoutumé et dansé joyeusement le soir venu dans les bals populaires, chacun profitant avec allégresse des réjouissances données un peu partout, ne sachant pas de quoi l’avenir serait fait.
(Coll. D. Yvetot).