Le génie, labeur ou don ?

Nul ne contestera que des poètes, des musiciens, des philosophes, des chercheurs ou des inventeurs comme Baudelaire, Beethoven, Aristote, Einstein et Léonard de Vinci, sont des êtres exceptionnels par la finesse de leur regard sur le monde, par leur virtuosité dans la maîtrise de leur art, la grandeur de leur esprit ou la profondeur de leur savoir. Mais comment s’expliquer un tel génie ? Est-ce le produit d’un don divin ou d’un talent inné ? C’est ce que l’on croit le plus souvent. On a en effet coutume de penser que les génies n’appartiennent pas au même monde que le commun des mortels, qu’ils détiennent des capacités hors norme grâce auxquelles ils parviennent à produire des œuvres remarquables. Ils paraissent créer spontanément, à partir d’une puissance surnaturelle, ce qui nous poussent à les élever au rang d’êtres supérieurs et à leur vouer un véritable culte.

Mais à croire que l’idée d’une œuvre d’art ou la pensée fondamentale d’une science ou d’une philosophie tombent du ciel tel un rayon de la grâce, n’oublions-nous pas que les génies travaillent inlassablement ? Les hommes de génie sont en effet de grands travailleurs. Qu’ils s’appliquent à créer des œuvres d’art ou à engendrer de nouvelles idées, ce qu’ils produisent est souvent bon, mais c’est parfois médiocre, voire mauvais. Toutefois, c’est leur jugement, sévère et extrêmement aiguisé, qui, appréciant ce qui a été crée, trie, répudie le mauvais et décide, faisant les vrais choix. Si on pouvait suivre la difficile gestation de leurs œuvres, on pourrait voir tout le travail d’élaboration dont elles sont l’aboutissement et on se rendrait compte qu’elles ne naissent jamais entières d’un seul jet mais sont le fruit de brouillons multiples, d’essais sans cesse répétés. Le génie est-il alors bien le fruit d’une disposition innée ou d’une grâce mystérieuse descendue d’en haut ? N’est-il pas plutôt le résultat d’un travail assidu ? N’est-ce pas en fait l’opiniâtreté que les créateurs de génie ont mis dans la maîtrise de leur activité qui fait d’eux des êtres à part et de leurs œuvres, des chefs-d’œuvre ?
Manuscrit de la Sonate pour piano n° 30 en mi majeur, opus 109
composée par Ludwig van Beethoven en 1820.
Manuscrit de 1912 où Albert Einstein explique pour la première fois la théorie de la relativité générale.
Ces manuscrits autographes de Beethoven et d’Einstein nous montrent que les génies sont d’infatigables travailleurs et que la grande œuvre, sans cesse retravaillée et tirée d’esquisses multiples, ne surgit jamais d’un coup de baguette magique mais est le résultat d’un labeur mille fois réitéré. Le don, tout comme la brusque illumination par laquelle le génie produirait son œuvre, ne sont donc que des mythes. Mythes qui s’avèrent au demeurant bien commodes. En effet, comme les hommes aiment ce qui se présente comme parfait et achevé et que le travail et la création sans cesse recommencée ne sont pas toujours appréciés, l’artiste comme le penseur ont un intérêt à ce que le public croie à leur inspiration car cela dissimule les efforts, la somme de travail et parfois les échecs qui précédèrent l’œuvre finale, ce qui leur permet de s’afficher à la lumière d’une supériorité qui les distingue du reste des hommes. Par ailleurs, c’est peut-être par amour-propre, parce que nous avons bonne opinion de nous-mêmes et que nous ne voulons rien avoir à nous reprocher, que nous nous représentons le génie sous les traits d’un être supérieur. En effet, en imaginant le génie très différent de nous, il ne nous blesse pas et cela nous dispense de faire l’effort de rivaliser avec lui. Or, si l’on ne tient pas compte de ces insinuations de la vanité et qu’on ne cède pas à la solution de facilité qu’est la mauvaise foi, on comprend qu’il nous appartient à tous et qu’il ne tient qu’à nous d’atteindre à l’excellence ; que dans la création, il n’y a ni miracle ni être supérieur mais seulement de l’endurance et de la persévérance.
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