C’est un homme ; Une toile (textes libres de Virginie Pinheiro)

C’est un homme...

C’est un homme, comme vous et moi programmé pour avoir une vie simple, par un système qui donne, impose et reprend la vie, et qui, pour se libérer de sa propre condition, a décidé de déménager et d’emmener sa femme avec lui. Ils trouvèrent une maison abordable, spacieuse et se dirent que cela était un nouveau départ . En faisant la visite du grenier, l’homme heurta du pied un tableau, à demi-couvert par un drapé brodé dont un trou laissait entrevoir la signature « Brô ». Il dit à sa femme : « C’est étrange, regarde : l’ancien propriétaire a oublié un tableau ». Il remit alors correctement le drapé sur le tableau et ils continuèrent la visite.

Quelques semaines plus tard, suite à un échec dans une affaire importante, il rentra chez lui, fit un baiser semi-palpable à sa femme qui resta un moment avec lui. Etant particulièrement énervé contre ses collègues, son travail et lui-même, il chercha un moyen de se calmer. Il se retrouva peu de temps après, assis sur une chaise tenant à peine debout, sur sa terrasse tapissée de feuilles mortes, buvant un café noir à peine tiédit par un four à micro-ondes. Il paraissait pensif sur ce qui l’avait poussé à déménager, sur sa journée décevante. Puis sans rien y comprendre vraiment, il se mit à parler du tableau : « Mais tu ne trouves pas ça bizarre toi, qu’il ait débarrassé toute la maison, l’argenterie, la vaisselle, les meubles, le plafonnier et n’ait laissé que ce tableau ? » Sa femme lui répondit avec une douce et tendre voix : « Il a peut-être justement voulu laisser quelque chose derrière lui, une trace de ce qu’il a pu vivre ici ; on devrait peut-être l’accrocher dans le salon, il ira parfaitement avec mes toiles ». Il réagit à sa réponse, septique sans même la regarder : « Oui, tu as certainement raison ». Il termina son café puis disparut une seconde dans le couloir, monta l’escalier qui mène au grenier, ouvrit la porte, fixa son regard sur le tableau d’un air accusateur et ferma la porte. Il descendit un certain temps plus tard à l’heure du dîner.

C’est seulement dans la nuit que sa femme sut ce qui s’était passé dans le grenier. Pour la première fois, il parla dans son sommeil. Inquiète pour lui, elle fut très attentive à ce qu’il pouvait dire : « Je ne comprends pas ce tableau , il est vide ! Que voulait dire le peintre en utilisant ces couleurs ? Est-il en train de se plaindre d’une certaine frustration ou voulait-il cacher une colère en mélangeant la simplicité des formes avec la force des couleurs ? Pourquoi a-t-il fait les ombres des arbres aussi fines ? On voit bien qu’elles sont irréalistes par dégradé du noir au orange ? » Son inquiétude s’accentua quand elle sentit cette pointe de mépris dans les paroles de son mari : « Et ce qui peut sembler être une ville à l’horizon, n’a pas de formes particulières à l’exception d’ondulations étirées sur toutes la largeur du tableau ».

L’emplacement de la signature à droite d’un croissant de je ne sais quoi, le ciel qui prend plus de la moitié du tableau comme si le peintre cherchait à avoir un contact avec lui, le centre de la peinture qui est plus éclairé que le contour, les masses bleues légèrement différentes par la prononciation des pigments cette plaine désertique, encadrée par des masses rouges vaguement rectangulaires qui font penser à des champs, chaude par ces couleurs mais inquiétante par la position des arbres qui y sont plantés, comme s’ils étaient vivants et se seraient mis en file indienne pour ne pas prendre trop de place sur la toile » La femme finit par s’endormir et quand elle se réveilla environ quatre heures après pour aller travailler, il était déjà parti, n’ayant laissé qu’un message, écrit sur un morceau de feuille maladroitement déchirée et tâchée de café sur le réfrigérateur : « je rentrerai plus tôt ce soir, je t’embrasse, ton ange qui t’aime ».

À partir de ce soir-là, il ne fut plus le même homme. Il disait à sa femme que le tableau lui déplaisait, qu’il ne voulait pas qu’il sorte du grenier, que ça lui était égal de le mettre à la poubelle. Mais au fur et à mesure, il se mit à passer son temps dans le grenier à observer ce tableau, il trouvait des excuses pour ne pas aller travailler, ne descendait plus manger et finit par oublier sa femme.

La dernière nuit qu’il passa avec elle était la fin d’une histoire et le commencement d’une autre. Cette nuit se produisit dans le grenier. Le tableau était éclairé avec une vieille lampe de chevet posée sur le sol entre eux et la peinture. Leur regard passant juste au-dessus, n’en était pas gêné. Il lui parla toute la nuit de ce tableau, n’en faisant que des éloges, expliquant ce qu’il préférait et à quel point ce petit détail avait changé sa façon de penser, ses priorités, lui avait fait ouvrir les yeux sur sa vie et comprendre qu’elle ne valait rien : « Regarde avec quelle élégance il a jonglé avec les formes et les couleurs, en laissant s’exprimer une partie féminine à travers le dégradé du ciel , cette douceur qu’éveille en nous ces arbres fruitiers où les nuances de vert nous apaise ! Vois aussi les rayons du soleil qui viennent éclairer ce paysage, et ces ombres des arbres délicatement affinées, comme pour garder la simplicité et la légèreté propres à cette peinture ! Observe ces ondulations bleutées à l’horizon, ne te font-elles pas penser à une ville aux toits arrondies, créant un mouvement comme si la ville s’écoulait dans la mer à droite ? Tu vois ce petit lac au centre de la toile ? Et bien, c’est pour moi le plus beau détail du tableau. Il est si réconfortant qu’il devient le seul point que je remarque, avec une rangée de feuilles hautes vert pomme qui l’entoure et cette eau si paisible et pourtant si prenante de part sa présence. Tu crois que j’ai réalisé les rêves que je faisais quand j’étais gosse ? J’ai la trentaine passée, je fais un métier choisit par dépit, on accumule les dettes, et on n’en finira jamais de courir après notre propre vie ; je crois savoir pourquoi je n’appréciais pas ce tableau au début, c’est parce que il est aussi vide que ma vie » Il continua en regardant toujours le tableau, en oubliant complètement qu’il s’adressait à sa femme et que ce qu’il disait l’assassinait sur place : il réduisait sa vie à un pourcentage de réussite qui ne dépassait pas les deux pour cent , la comparait à la vie d’une marionnette dont on a sélectionné les fils, pour qu’elle ne puisse sortir de la malle dans laquelle un enfant l’aurait mise, après s’être amusé quelques heures avec.

La femme abandonna, sortit du grenier et referma la porte derrière elle.

Elle ne le revit plus qu’une nuit sur trois, quand il passait devant la porte de sa chambre pour aller manger un bout de pain ou autre chose qui ne prenait pas trop de temps, puis il remontait.

Il mourut un mois plus tard.

Sa femme retrouva près de son corps, un calepin dans lequel il écrivit ce qu’il a pu ressentir ou penser lors de ce dernier mois, notamment quand il était dans ce tableau : « Ici, le temps n’est ni trop court ni trop long, il s’apprécie seconde après seconde. Il me permet de réfléchir posément et utilement, il m’ouvre les yeux comme si j’avais été aveugle toute ma vie. J’ai eu l’honneur d’y entrer par la grande porte ayant comme intermédiaire un lac dans un tableau. Les yeux cachés par ces œillères que mon éducation m’a imposées, le corps avec le doute accroché à lui, mon cœur et mes pleurs enfermés au fil du temps depuis des années dans un coffre qui n ’a pas de clef. Comment décrire ce que l’on peut nous-même contrôler, enfin je veux dire que tout ce que je vois ici , c’est comme si cela venait directement de mon cœur, le moindre détail, je peux le modifier. C’est devenu un véritable plaisir que de m’arrêter sur ce tableau, d’en observer les détails jusqu’à finir par être au pied du lac. Toucher cette eau, je le peux, sentir cette herbe sous mes pieds, le vent sur mon visage, le parfum de l’air, c’est aussi possible. J’y revois les gens que j’ai envie de revoir. Ici, il n’y a pas de limites de jugements ou de préjugés, de mensonges, d’obligations ou de douleurs, à part celles qu’on accorde. Notre mémoire ne nous torture pas en nous remémorant des souvenirs, au contraire elle s’en sert pour nous soulager de ces actions inachevées, ces sourires inexistants , ces larmes jamais coulées, Je dois vous paraître comme un homme qui a besoin d’être interné dans un asile de fous à vous parler de choses qui viennent de mon imagination. Mais si j’avais un conseil à donner aux gens qui sont peut-être comme moi, simplement à la recherche d’un réconfort ou plutôt d’un moment de pause pour pouvoir se retourner, regarder ce qu’on a accompli et repartir du bon pied , c’est de trouver "leur tableau" comme ce qui m’est arrivé, de se laisser emporter par cette magie qu’on ne peut expliquer. Comment peut-on croire que l’on veut vraiment en sortir ? Je ne me suis jamais senti aussi bien depuis, en fait je ne suis jamais allé aussi bien. Si seulement les gens cessaient de croire que ce monde s’arrête à ce "matériel" qui nous entoure comme un décor de théâtre couvrant la surface de la terre, ils seraient tellement plus heureux. Il y a quelque chose d’autre ailleurs mais les gens sont peut-être plus en sécurité dans ce système qui est leur prison que s’ils étaient en liberté : comme l’oiseau qui est plus en sécurité dans sa cage quand il y a le chat qui surveille le moindre de ces faits et gestes ».

Les plus grands spécialistes n’arrivent toujours pas à expliquer sa mort et comment il a pu se laisser mourir !

Je suis cette femme qui perdit son mari par la peinture, voici juste un témoignage du fait que l’art peut sauver comme « tuer », pas seulement les artistes mais aussi les spectateurs amateurs ou juste curieux. Ce si « beau détail » comme il disait en parlant de ce lac aux feuilles hautes, lui permettait de lâcher prise sur la réalité, au point qu’en se perdant dans le tableau pour le rendre réel à ses yeux, il finit par oublier son corps de l’autre côté. Voilà pour moi l’explication de sa mort.

Une toile

Ce n’est gère plus compliqué,
Que du tissu tendu sur un cadre dégarni,
Qui prend de l’importance au moment où,
Quelqu’un de complètement déchaîné s’acharne sur lui.

La couleur choisie à l’instinct,
Les formes d’origine que seul le peintre connaît,
A se demander ce qu’ils ont
Dans la tête au moment où ils peignent.

Et pourtant, guide vers le pays des rêves.
Ne posons pas la question, à la réponse inintéressante.
Acceptons leurs invitations, demandons-leur qu’ils chantent,
Pour que le réel fasse partie du rêve.

Les yeux, fenêtres de l’âme,
La mienne a été surprise,
Par la beauté des tableaux,
Qui sont celles du peintre.

Un support pour tous sentiments,
Qu’on finit toujours par ressentir,
Sans qu’on le veuille vraiment,
C’est nous qu’il faudrait prévenir.

Aime-la, mais ne la vénère pas,
Critique-la, mais ne la ridiculise pas,
Juge-la, mais ne la méprise pas,
Déteste-la, mais ne la détruis pas.